🗓️ Février 2020
Les branches qui grinçaient sur la carrosserie du 4x4 donnaient la chair de poule; je nous trouvais si vulnérables, coincés dans cette forêt du parc national de Chobe. Mes yeux tentaient de percer ce qui se tramait derrière les arbres pour y déceler un quelconque signe de vie. Pour rester à l’affût des bruits environnants, nous avions arrêté l’album d’INXS qui jouait en boucle depuis deux semaines – c'était le seul à fonctionner hors connexion – et avions baissé les fenêtres, juste ce qu’il faut pour qu’aucune bête ne puisse brutalement bondir de la brousse et nous arracher la tête. Bien qu’on ait réduit la pression de nos pneus, le sable mou rendait la progression difficile. Ne surtout pas accélérer trop vite, maintenir une vitesse constante, éviter les virages serrés. Le plus simple était finalement de lâcher le volant et de se laisser guider par les roulières. Tout ce que j'espérais, c’était qu’on ne s’embourbe pas quelque part. « Surtout, ne sortez jamais du véhicule » qu’on nous avait avertis à l’entrée du parc. « You never know what’s behind the bush. »
Eh bien « le bush », on y était carrément enfouis. Heureusement qu'après quelques kilomètres, la route oppressante a fini par laisser place à une plaine clairsemée. Nous pouvions désormais apercevoir la rivière Chobe en contrebas, cette frontière naturelle entre la Namibie et le Botswana à qui l’on devait toute la richesse de ce parc. Elle devait fourmiller de crocodiles et d’hippopotames. Au fait, c’est lui, l’hippopotame, l’animal le plus dangereux d’Afrique. Ce gros herbivore qui peut a priori sembler empoté est pourvu d'un instinct territorial remarquablement aiguisé, tant et si bien qu’il fait, chaque année, plus de victimes que les lions et que les léopards réunis. 🫥 Il s'en est fallu de peu qu'on fasse partie des statistiques étant donné que l'un d'entre eux a tout bonnement décidé de passer la nuit à proximité de notre terrain, il y a deux jours, dans la bande de Caprivi. Une enseigne prévenait de watch out for the hippos, mais jamais n’aurais-je pensé qu’il pouvait être réellement là. Du genre là, là, à l’orée du bois. Si nous ne l’avons jamais aperçu (thank God), nous l’avons entendu rire dans sa barbe toute la soirée avec ses ronchonnements faisant penser à un rire moqueur. You never know what behind the bush, yeah.
Nous avons ralenti au passage d’une horde d’impalas et de babouins. La morphologie du visage de ces derniers n’était pas sans rappeler Rafiki, le sage du Roi Lion, la canne en moins. Nous étions en pleine saison des pluies, mais le ciel dégagé n'en laissait rien paraître aujourd’hui. Les avantages de voyager en Afrique australe à cette période de l’année – qui est pourtant peu recommandée selon les guides de voyage – étaient nombreux. Premièrement, tout y était moins cher, bien qu’un séjour ici représentait un coût nettement plus élevé que le budget que nous allouions normalement à nos voyages. D'autre part, redoutant comme la peste le mauvais temps, les touristes se faisaient considérablement plus rares. Nous avions eu la chance, en Namibie, de nous retrouver seul à seul avec des rhinocéros, des troupeaux de zèbres et de girafes, un lion et même un léopard, ce roi du camouflage qui a la réputation d'être le plus difficile de tous à observer. Pas d’attroupement de véhicules avec combat de coqs pour déterminer qui approchera de plus près. Et finalement (roulement de tambour), l’avantage suprême : qui dit saison des pluies dit abondance d’eau et végétation exubérante dit timing parfait pour faire des bébés. Nous étions venus en Afrique en pleine saison des bébés, là où les animaux sont fat and happy, pour reprendre les sages paroles d'un guide. Presque chaque espèce était accompagnée de sa progéniture, comme en témoignaient ces jeunes babouins accrochés au dos de leur mère. Être témoin du cycle de la vie était un privilège exceptionnel.
Le premier troupeau d’éléphants que nous avons repéré nous est apparu à une centaine de mètres devant; ils étaient une quinzaine à se diriger vers la rivière. Ces troupeaux étaient libres de circuler entre le Botswana, la Namibie, la Zambie, le Zimbabwe et l’Angola; aucune barrière ne les contraignait à quelque zone que ce soit. La différence entre la taille des éléphanteaux et celle des adultes était saisissante. Maladroits, les petits suivaient tant bien que mal dans les jupes de leur mère, à laquelle ils étaient liés par un attachement émotionnel unique au monde. Quelques individus se démarquaient gravement : certains devaient faire plus de six mètres de long et atteindre trois mètres de hauteur. Nous sommes sagement restés en retrait à les observer gagner le rivage. Certains s'y maculaient de boue tandis que d’autres pompaient l’eau pour se rafraîchir à coup de puissants jets. Des buffles coiffés de leurs emblématiques cornes incurvées vers le haut barbotaient en leur compagnie. Malgré leur drôle de tête, ils représentaient un véritable danger : leur tempérament était si rancunier qu'ils étaient capables de reconnaître un prédateur les ayant manqués pour revenir se venger en groupe! 😲 Bien que menaçante, leur présence était très significative, puisqu'elle venait compléter notre observation des cinq représentants du Big Five : le buffle, l’éléphant, le lion, le rhinocéros noir et le léopard.
Plus nous progressions, plus les éléphants affluaient; ils émergeaient du bush de plus en plus près à mesure que les kilomètres défilaient. Nous avancions lentement pour éviter de les effrayer et pour respecter leur environnement. C’était chez eux, ici, et il ne fallait surtout pas l’oublier. La présence des bébés était certes extraordinaire, mais le fait que les éléphantes soient considérées comme les mères les plus protectrices du règne animal les rendait assurément très vigilantes. Était-ce une mère qui avait foncé dans le guide que nous avions croisé à l’entrée du parc? La majorité des individus étaient rassemblés en groupes épars de cinq ou six et ils se nourrissaient de feuilles d'arbre ou de touffes d’herbe arrachées avec leur trompe. Nous arrêtions parfois le moteur pour nous faire le plus discrets possible et repartions lorsque la voie nous semblait libre, contournant les immenses bouses recouvertes de papillons qui virevoltaient par centaine. Même les tas de marde étaient beaux, ici.
Nos arrêts se voulaient de plus en plus longs tandis que les éléphants continuaient à se multiplier, tant et si bien que je commençais sérieusement à avoir peur. Voilà presque trois heures que nous étions en route et nous avions à peine parcouru la moitié de la distance nous séparant du campsite où l’on devait passer la nuit. Le rejoindre avant la tombée du jour était impératif, puisque le camping sauvage était strictement interdit au sein du parc – ai-je besoin d’expliquer pourquoi? C’est à cet instant que quelques mètres devant, l’éléphant devant détenir le record mondial du plus gros spécimen ever est sorti de derrière le bush – n’allez surtout pas oublier ce qu'on dit. Il semblait bien parti pour traverser la route et poursuivre son existence loin de nous, mais alors que nous l’apercevions disparaître avec soulagement derrière un autre bush, voilà qu'il a fait demi-tour et qu'il est venu s’interposer entre nous et le chemin. Damn. À nouveau, nous avons arrêté le moteur (en même temps que nous avons cessé de respirer).
J'ignore si les troupeaux ont un chef, mais le cas échéant, on se trouvait certainement devant lui. Comment un tel animal pouvait-il exister? Avec sa trompe, il a commencé à se recouvrir de sable; devions-nous y voir le signe d'un marquage territorial nous étant destiné? Oh et il n’était pas seul : d’autres congénères cassaient la croûte dans les arbres environnants, ce qu'il s’est lui aussi empressé de faire une fois le bain de sable terminé – histoire de prendre encore plus de forces, you know. Et nous attendions et attendions encore, les minutes nous filant dangereusement entre les mains.
— Je bouge pas tant qu’il est pas parti, qu’a murmuré mon chum.
L'idée était bonne, entendons-nous, mais le problème, c’est qu’il ne partait pas, le foutu chef! Alors lentement, très très très lentement, nous avons avancé. Avec la route cahoteuse, impossible de passer inaperçus. C’en était trop pour moi et je retenais mes larmes alors que me revenaient en tête les images du véhicule du guide s’étant fait charger ce matin. Le gros était désormais dissimulé derrière des arbres et des bosquets et nous ne pouvions qu’entrapercevoir une masse grise s’activer derrière le feuillage. Nous approchions terriblement et God, ce que j'aurais donné pour disparaître. Lorsque nous sommes arrivés à sa hauteur, il se tenait à une dizaine de mètres tout au plus, avec toute la force qu'il incarnait. Et contrairement aux propos que j'avais tenus la veille au sujet de l'éléphant du camping de Kasane, celui-ci ne m'inspirait aucune forme de sagesse que ce soit; non, il n'évoquait qu'une incontestable puissance. If you know, you know. La route virait légèrement à gauche et à la sortie du tournant, d’autres individus que nous n’avions jusqu’alors pas remarqués nous attendaient. Le spectacle était à la fois fascinant et terrifiant. Les arbres qui bougeaient à proximité laissaient deviner d’autres comparses que nous ne pouvions bien distinguer. Ils étaient partout. Nous avons continué à avancer doucement jusqu’à ce que l'inévitable se produise : nous nous sommes retrouvés cernés d’éléphants. Ils frôlaient le véhicule de leur peau plissée et maculée de boue séchée, pouvant nous écraser à tout moment. J'avais l'impression que les 100 000 étaient là : devant, derrière, à gauche, à droite. Les bébés étaient là, les mères étaient là, les ados et les big poppa étaient là; tout le fucking monde était là.
— BOUGE PAS, que j'ai chuchoté à mon chum avec insistance. BOUGE. PAS. Le guide l’a dit : t’attends qu’ils passent. Bouge pas. Tout va bien, là. Bouge pas.
Tout va bien; c’était plutôt relatif. Et le guide qui avait dit d'attendre qu'ils passent, il s'était fait foncer dedans. En tentant d’éviter toute forme de eye contact que ce soit, j’ai jeté un regard vers la gauche. Une mère sur la défensive relevait la trompe dans notre direction. J’étais certaine que ça allait finir par cogner quelque part, je ne savais juste pas où. Mais qu’est-ce qu’on foutait donc ici? Attendre que la voie soit parfaitement dégagée aurait sans doute pris des heures : ils surgissaient de tous côtés. Et du temps, nous en avions de moins et moins. 🕒 Nous avons pris notre mal en patience jusqu’à ce que la situation devienne « un peu moins pire » et nous permette de recommencer à avancer lentement. Se rendre au campsite sains et saufs, c’était tout ce que je demandais.
Il nous a fallu près de six heures pour parcourir la quarantaine de kilomètres nous séparant du camp Ihaha. Il m'était impossible de dire si je venais de vivre la pire ou la plus incroyable journée de ma vie. Devant la réception, un nuage de poussière s’élevait dans la lumière de fin de journée alors qu’une employée balayait le portique. Le soulagement éprouvé à la rencontre de cet être humain d'ici, cette personne pour qui tout ça était normal, était sans commune mesure. À quelques mètres d'elle, à l'intérieur même du campsite, se tenait… un éléphant. 😭 Comme c’était le cas dans l’ensemble du parc Chobe, le site n’était protégé d’aucune clôture ou barrière. C'était à se demander en quoi résidait la différence entre ça et le camping sauvage strictement interdit. En route vers le terrain, trois girafes – de loin mes animaux préférés d’Afrique – flânaient majestueusement sous le ciel qui s'embrasait. Derrière elles... je vous laisse deviner. Et moi qui avais naïvement cru que nous serions plus en sécurité ici. Exception faite d'un autre couple, nous étions les seuls clients; heureusement que nous nous étions donné tant de mal pour réserver.
Notre terrain se trouvait à quelques pieds seulement de la rivière qui, pour reprendre mes propres mots, « devait fourmiller de crocodiles et d'hippopotames ». Et alors qu’il était inconcevable de quitter le véhicule plus tôt dans la journée, voilà qu'il fallait maintenant en sortir. C'est moi ou...? Jamais n’avais-je eu le sentiment de m’exposer à tant de risques. Je scrutais frénétiquement les alentours à la recherche du moindre mouvement. Pour ce que ça valait, un homme faisait le guet en parcourant les lieux en voiture. Le bloc sanitaire se trouvait à quelques mètres à peine, mais nous étions tenus de nous y rendre avec notre 4x4. « Ne jamais se déplacer à pied sauf sur son terrain », que la réceptionniste nous avait dit, « because you never know… ». Ouais, on avait compris. Et le lion, il avait compris, lui, où commençait notre terrain pour qu'il sache bien où il pouvait nous attaquer et où il ne pouvait pas? Le coucher du soleil étant imminent, nous avons profité des derniers instants de clarté pour souper en vitesse, sans nous donner la peine de faire notre vaisselle que nous avons foutue dans un bac avec l’intention de la laver le lendemain. Si on survivait à la nuit. Nous sommes remontés à bord du 4x4 en direction des douches, que nous avons rejointes en moins de vingt secondes. Une enseigne sur la porte précisait de bien la refermer pour éviter qu'un rôdeur indésirable s'y aventure. God que tout ça était intense.
Malgré que nous ayons fait le plus vite que nous ayons pu, ce ne fut hélas pas suffisant : au moment de regagner le véhicule, tout ce qui restait de clarté n'était qu'une mince bande violette qui s'étirait à l'horizon. Le ciel n'était éclairé que d'un mince croissant de Lune et le moindre bruit paraissait accentué. Les prédateurs nocturnes étaient-ils déjà sortis? Est-ce que ça n'avait pas bougé, juste là, dans les buissons? Tandis que nous rejoignions le terrain, je scrutais l'obscurité pour y déceler la menace d'yeux scintillants, me demandant bien si l'homme faisait encore le guet. Et alors que j'avais bêtement cru que les pires moments de la journée étaient derrière nous, voilà qu'arrivait le pire de tous : il fallait sortir du 4x4 pour y installer la tente sur le toit et s'y réfugier pour la nuit. 🌑
Comments