🗓️ Juillet 2022
Ça fait trois jours que j'ai atterri à La Paz, en Bolivie, dans l’un des aéroports les plus hauts du monde : l’aéroport international El Alto, frôlant les 4100 mètres d’altitude. Il s'en est fallu de peu que je m'assoie au milieu de la file pour passer l'immigration tant l’hypoxie m'a frappée de plein fouet. Je sais pas si vous avez déjà expérimenté, mais moi, ça me fait le même effet que si je venais de m'enfiler deux Aperol Spritz en vingt minutes avec une paille. Et croyez-le ou non, mais quand j'ai embarqué dans la voiture du chauffeur privé qui m'attendait avec mon nom pas de faute sur une pancarte, c'était Take my breath away à la radio.
Trois petits jours, donc, que je suis ici. Mon état d'ébriété artificiel et l'incommensurable mal de crâne qui a suivi ont fini par passer avec les pilules de Diamox que j'aurais dont dû prendre en prévention, avant d'arriver. Je sais pas exactement ce qui me passe par la tête (sans doute trois-quatre neurones qui manquent d’oxygène), mais toujours est-il que je me retrouve à me chercher un groupe organisé pour aller dévaler la Route de la mort à vélo, alias la Route des Yungas. À votre place, je Googlerais. Je choisis consciencieusement de ne rien dire à mes parents.
Évidemment, vous avez compris qu'avec un nom de même, la Route de la mort est l'une des plus dangereuses du monde. Oui, madame. Reliant La Paz au village de Coroico, elle a été construite à flanc de falaise pendant la guerre du Chaco, opposant la Bolivie et le Paraguay. D’une largeur à peine suffisante pour qu’un véhicule y circule, elle était pourtant empruntée dans les deux directions. Je vous laisse imaginer la scène quand deux autobus se rencontraient. Combinez ça aux conditions climatiques peu favorables étant responsables de nombreux glissements de terrain et obtenez l'une des routes les plus meurtrières around the world. À ce qui paraît, des bus bondés se sont renversés aux tréfonds des précipices, pouvant atteindre les huit cents mètres. Depuis 2006, une nouvelle route a heureusement été construite et la Route des Yungas n’est plus qu’empruntée par quelques rares véhicules aux chauffeurs un peu cinglés. Ce que vous y croiserez en grand nombre, en revanche, ce sont des dizaines de cyclistes (eux-mêmes un peu cinglés). En effet, on n'a qu'à arpenter la populaire rue Sagarnaga de La Paz pour voir défiler les agences qui proposent de dévaler la route sur deux roues, « en toute sécurité » ou presque. Pour effectuer le choix de mon agence, j'ai savamment mis au point un algorithme basé sur les ratings et les commentaires (la quantité autant que la qualité) de Google, combinés à ceux de Tripadvisor. L'agence pour laquelle j'ai finalement opté était plus chère que toutes les autres, ce qui, à tort ou à raison, me mettait davantage en confiance.
C'est à La Cumbre que l'aventure commence, un col de 4700 mètres. C'est haut et il fait frette en ta'. Hier à l'agence, on m'a dit qu'on allait être un petit groupe de cinq, ce que je trouvais très chill. Sauf que je sais bien pas ce qui a pu se passer au cours de la nuit parce que ce matin, on est rendu quinze. Quinze! Maladroitement, j'enfile mon équipement « de protection » : pantalons, protège-genoux, manteau, protège-coudes, gants. J’ai aussi payé plus cher pour avoir le big bike, celui avec double suspension pis toute pis toute. Il est un peu trop grand pour moi, mais il faut que je fasse avec parce que c'est le plus petit qu'ils ont. Ah et je pense que j'ai oublié de vous dire que j'ai jamais fait ça, moi, du gravel bike. À moins que ce soit du mountain bike? Ou de la trail? Anyway, ça non plus, j’en ai jamais fait.
Je cale un deuxième mate de coca pour m’aider à tolérer l’altitude, puis me pare de mon plus beau sourire fake pour la photo de groupe. Je fais comme tout le monde et lève vigoureusement le poing en l'air pour signifier à quel point je suis dont contente d'être ici. Nos guides, Max et Mauricio, terminent de nous donner les premières consignes. T'as jamais vu une fille attentive de même. Je retiens qu’il ne faut jamais freiner juste avec le frein gauche (à moins que ce soit le droit?), parce que ce sera uniquement ta roue avant qui freinera, ce qui va t’expédier comme une fusée par-dessus ton bicycle. Merci, bonsoir, elle est partie. L’inverse est aussi vrai : ne surtout pas freiner juste avec le frein droit (ou le gauche?), parce que là, c'est juste ta roue arrière qui freinera, et ça va te faire déraper et perdre le contrôle pis on veut surtout pas ça hahhaaahhhaaa (rire hystérique de fille nerveuse). « Aye je le sais pas pour vous autres, mais moi je suis crissement plus à l'aise en train de lire un livre avec un verre de vin » que je dis au couple des Pays-Bas à côté de moi. Ils rient, moi pas.
Max et Mauricio nous invitent à nous approcher au bord de la route, là où s'amorcent les soixante-dix kilomètres de descente. Ah oui, j'ai aussi oublié de vous dire : la Route de la mort, c’est juste de la descente. De 4700 à 1200 mètres. Au prix que je paye, je suis mieux d'avoir des bons freins. Je me lève sur ma pédale pour avancer, mais… ça fonctionne pas. Tout le monde est déjà au bord du chemin et il ne reste que moi qui, pour une raison que j'ignore, n’arrive pas à pédaler. Voyons donc? C'est que voyez-vous, le stationnement est légèrement bombé. C'est tellement subtil que ça paraît même pas à l'oeil nu. Sauf que cette petite bosse, cette minuscule petite bosse de rien du tout, à 4700 mètres pas de souffle sur un bicycle trop grand, me demande de fournir un effort surhumain. La moitié de la gang me regarde, l'air de se demander ce que j'attends. Non, mais qu'est-ce que je fais ici?
Bien que j'aie à peine pédalé une vingtaine de mètres, je suis complètement à bout de souffle (et complètement embarrassée) lorsque je les rejoins enfin. Vamos, que dit Mauricio. Les vingt-deux premiers kilomètres se font sur une route asphaltée en bon état, la nouvelle Route de la mort pu de la mort, empruntée par les véhicules. Je commence à en avoir vu, des beaux paysages, mais là je dois dire qu'on est ailleurs. Plus précisément, on est dans la Cordillère Royale, largement couverte de glaciers qu’on peut lire sur Internet. J’ai de la misère à détacher mon regard des montagnes, mais la route, Amélie, faut rester concentrée sur la route. Un trou et la débarque qui s’en suit sont si vite arrivés.
On parvient à un tunnel creusé dans la montagne. Le petit panneau avec un vélo et une barre rouge indique qu'il est réservé aux véhicules. Les cyclistes, c'est par un tronçon de route en garnotte juste à côté qu'ils doivent passer. C'est large d’environ un mètre et demi et long de deux cents mètres. Max nous dit que ça va nous donner un avant-goût de la suite. Cool, cool, cool.. Je me place stratégiquement à la fin du peloton, attendant que tout le monde soit parti pour m'exécuter à mon tour. Si j'arrive cette fois à partir du premier coup, la fille devant freine soudainement sans avertissement, m’obligeant à faire de même pour éviter de lui rentrer dedans. Mais c'est quoi son problème? Je dérape et passe proche de m’étaler au sol, générant une nouvelle humiliation. Max avait aussi dit de pas faire ça, breaker sec. Mon cœur bat à cent milles à l’heure et je me dis que tout le monde doit tellement me trouver poche. De l’autre côté du tunnel, on rembarque dans les vans qui nous ont conduits depuis La Paz, vélos sul top, pour une montée de dix kilomètres. Avant, ils faisaient aussi cette section-là à vélo, mais depuis qu’un monsieur a fait une crise cardiaque, ils optent pour le char. Je sais pas si c'était une blague.
Et c’est là que le fun (lol) commence : la vraie de vraie Route de la mort, celle qu’on voit sur Internet en se disant que voyons donc, ç'a aucun maudit bon sens. Mes mains tremblent sur mon guidon. Je devrais peut-être envoyer un message à mes parents, finalement. C'est brumeux, très brumeux, mais au fond c'est une bonne affaire, parce que ça m'empêche d'être consciente de la profondeur du précipice, là où je pourrais me retrouver après la moindre fausse manoeuvre comme celle que j'ai faite y'a pas plus tard que vingt minutes. Tout le groupe est attentif aux nouvelles consignes, même les gars full testostérone. J’essaie de tout enregistrer, entre autres qu’il ne faut surtout pas freiner dans les virages, mais avant les virages, au risque de déraper et d’être expédié quelques centaines de mètres plus bas. Le Néerlandais me fait remarquer que ma chaîne est débarquée.
J'espérais dont que ce soit plus grave que juste une chaîne de débarquée. J'espérais que les guides me disent, mal à l'aise, que j'allais malencontreusement devoir me passer de l'activité et j'aurais joué le jeu à fond, oh que j'aurais joué le jeu, avec mon air dépité. J'aurais même fait semblant d'être fâchée et j'aurais exigé un remboursement. Mais Max a remis ma chaîne en trois secondes et quart. Au moment où on part, je lance une prière à qui veut bien l'entendre dans les confins de l'univers. Ma mission : survivre à quarante-huit kilomètres. J’ai rarement eu la chienne de même, mais je suis quand même pas peu fière : je suis en train de faire la Route de la mort, man! Mauricio reste avec moi, loin derrière tout le monde. J'apprends qu'il a vingt-six ans et qu'il étudie pour devenir médecin. Ça peut être pratique dans les circonstances. Il est sympathique et a la conversation facile, mais c'est un peu rushant de passer en dessous d'une cascade en lui expliquant en anglais quel genre d’arbres on a au Canada. C'est quoi déjà, conifères en anglais? Il m'apprend qu'au cours des quinze dernières années, il y a eu quarante-huit morts à vélo sur la route. De la manière dont il le dit, je pense que c'est une bonne nouvelle. Quarante-huit : une moyenne de trois par année. No offense pour personne, mais j’espère que les trois de cette année y sont déjà passés. Les humiliations s'enchaînent quand je rejoins le groupe qui s'est arrêté pour une pause. Je le vois bien que ça fait un bout qu'ils m'attendent. On me laisse à peine deux-trois minutes de répit qu'on est déjà repartis. Plus on avance, plus on perd de l'altitude et plus il fait chaud. Welcome to the jungle, que me dit Mauri. C'est comme rien (à lire erien), on doit être sur le bord d'arriver. J'en peux pu : mes mains font tellement mal à force d'être sur les freins non-stop. Et quand j'aperçois enfin les quatorze autres membres du groupe qui ont tous largement eu le temps de se départir de leur équipement, je comprends que j'y suis arrivée. « Hey Canada, congratulations, you did it! » que me dit le Néerlandais. C'est pas mêlant, je suis émue. « Canada a jamais été aussi contente d’arriver quelque part. »
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